Voici trois bonnes dizaines d’années maintenant, que la violence s’est d’abord sournoisement, puis, ouvertement, installée au coeur des villes, dans notre quotidien. Evolution logique d’une Société de plus en plus en mal de repères ? Faute au politique, donc, finalement à chacun d’entre nous ? Laisser aller, pour faire barrage à des faits institutionnels, économiques ou autres, autrement plus conséquents en terme de ligne ou de résultats d’équipes gouvernementales ? Un peu tout, bien sûr, mais au final, comme toujours, oui, toujours, c’est le citoyen qui paie, aux propre comme au figuré.
Une anecdote. Ou une souffrance, prenez ce que vous ressentez. Dans ma ville de Vernon, dans l’Eure, en ce jeudi de fin d’été lumineux, après une bonne marche, je ramène son Golden Retriever, à ma compagne, à son bureau, en Centre Ville. Il est aux environs de 18 heures. La ville vit sa vie, le temps prend son temps, les passants, aussi. Comme à chaque fois, au pied de l’escalier de la bâtisse du XIX è, je positionne la laisse dans la gueule du chien qui, invariablement, attaque joyeusement, la montée d’escalier avec son matériel entre les dents. Sauf que, ce jour là, à quelques mètres, un autre chien, procède à son énième arrêt pipi, au pied d’un bosquet. Joueur, Flipper a vu ce nouveau copain. Pas le temps de le rattraper, il démarre tout droit, le rejoindre. La fête commence, mais elle va vite mal tourner. Que se passe-t-il dans la tête du maître de ce gentil bâtard ? Gentil sauf que le chien, on en fait ce que l’on veut qu’il soit. Mais, celui-ci ne semblait pas agressif. Quant à Flipper, pour qui connaît sa race, il n’y a pas plus doux, plus confiant, plus rigolard que lui. Les deux chiens se cherchent un peu, chahutent un peu, s’excitent un peu et là, délire, le maître en question se met soudain à donner des coups de pieds à Flipper. La tête, le ventre, les côtes, je vois le tatouage de la jambe gauche de ce monsieur faire le balancier entre le sol et le corps de mon bel animal. Je réagis, je peste, je fulmine, je l’engueule… je prends un coup de poing dans la figure, mes lunettes s’essayant à un looping délicatement fini sur le goudron en trois morceaux bien séparés. Puis, l’autre reprend son ouvrage, bloque le chien contre un mur, l’attrape au collet, le soulève comme il peut du sol, pour frapper la tête contre des briques, prêtes à se fendre, tant les coups sont portés. Je ne peux rien pour l’arrêter. Je ne vois que les yeux apeurés du toutou, je suis tétanisé par tant de violence inutile, par tant de haine extirpée, par tant de connerie enfouie dans ce personnage. Ou tant de mal-être ? Tant de souffrance ? Tant de révolte ? Deux hommes, jeunes, volontaires, interviennent. Le type s’en va, tranquillement, du moins le croit-il. Alors que je suis sonné, plus par l’événement que par le coup reçu, à l’écoute de Flipper qui, lui, saigne de l’oreille, est tout paumé, endolori, apeuré, je vois ma compagne surgir, jeter un oeil vers nous. Alertée par les cris, le bruit, elle avait dévalé l’escalier pour faire, elle ne savait pas trop quoi, au moins diversion. Au final, information rapidement reçue, l’ayant repéré, elle a décidé de suivre le jeune homme. Une filature s’organise, avec un jeune, sympa, humain, heureux de se savoir utile. Après une traque menée tambour battant, la police cueillera notre homme peu de temps après, pour le relâcher aussi sec, le temps, seulement, que je porte plainte, paraît-il…
Aujourd’hui, Isabelle toute à son ouvrage de styliste, Flipper remis de ses douleurs et de ses peurs immédiates, dormant confiant, je m’interroge. J’aurais pu faire mieux. D’abord, prévenir le dégagement du chien en le laissant faire son numéro d’équilibriste avec sa laisse, uniquement mis en sécurité, la porte fermée. Ensuite, puisque la première erreur avait été commise, crier fort, aussi bien pour obtenir de l’aide que pour déstabiliser le personnage. Garder une distance suffisante par rapport à lui, pour ne pas être à portée de coups, tout en tentant de, sinon maîtriser, du moins gêner le furieux, tel la mouche du coche, pour l’empêcher de rester concentré sur son objectif : casser du chien.
Ce type de scène se produit chaque jour. Est-ce toujours à considérer comme une forme de violence isolée ou sommes-nous entrés dans un circuit de haine, d’imbécilité, de désespoir, de terreur, pas prêt de s’arrêter ? Sommes-nous devant plusieurs cas uniques, ressentis par la victime comme un vol de la liberté de faire, comme un viol de la liberté d’être ? Ou, sommes-nous entrés dans un système, dans lequel la violence entraîne la violence, créant une chaîne qui prendra des années pour être éradiquée, si elle doit l’être un jour ? Le phénomène a pris de l’ampleur. Il est majeur. Abordons-le comme tel en le prenant au sérieux, donc en s’y préparant.
Bernard Sautet
Septembre 2014