Oui, Charlie, tu es beau. Je sais, tu aurais préféré avoir 5 000 000 de lecteurs, non pas sur un hommage, sur une douleur au coeur, une révolte, une incompréhension, un salut au courage, un sursaut ou un retour de la Nation, mais, sur une reconnaissance du talent, de la volonté, du pied de nez, de la rigolade, du j’vous emmerde, de l’humilité.
Oui, tu es beau, Charlie et, avec toi, aujourd’hui, la France est belle. L’Europe, le Monde sont beaux. Sauf, quelques uns… Il y en a toujours quelques uns. Mais – tiens, c’est comme les mais, il y a toujours un mais – voilà, à peine ton numéro du mercredi 14, sorti, l’unité s’effrite. Et, là je suis gentil, parce qu’en fait, elle explose. Ta page de couverture ne plaît pas à tout le monde, c’est le cas de dire. Provoc ! Bien sûr provoc, c’est ton job. Gratuite ? Non et c’est ta force. C’est que jamais, avec toi, il n’y a de provocation qui n’amène une réflexion d’ensemble, qui ne permette de décortiquer un sujet, de se poser des questions parfois essentielles, parfois anodines. Or, ce qui est bien avec toi, c’est que parfois, au bout de ton dessin, de ta logique, les essentielles s’avèrent anodines, les anodines, essentielles. Parce qu’il y aura eu un trait, un point, un texte… un espace – je n’ose pas écrire un blanc – qui auront créé la discussion, la dispute, révélé la compréhension, fait s’insinuer l’incompréhension. Tes journalistes, tes dessineux – terme affectif – avaient du talent, c’est le minimum que tu leur demandais, surtout ils avaient, ensemble, le génie de la bonne question, de la réponse juste, étrange, insensée, tout dépend qui lisait…
Oui, Charlie, tu es un rigolo. Mais tellement plus. Ah, le politiquement correct et toi, ça fait deux. Au total, 45 ans d’existence et 1178 numéros plus tard (décompte à partir de la re-création de Charlie-Hebdo en 1992), toujours la même verve. Et là, tu imagines un peu ! L’assassinat de tes chroniqueurs, d’amis, de policiers, présents dans ou aux abords de ton immeuble, les blessures graves de collaborateurs – ne les oublions pas – a réalisé l’irréalisable. C’est cher payé. Seulement, le comble, pour toi : sous ta bannière, en France, au moins, le mot Patrie a retrouvé tout son sens. Il respire. Sous ton nom, la Nation s’est mise à exister. Elle fait bloc. Ils ne sont pas morts pour rien. Avec toi, un peuple s’est levé, s’est retrouvé. D’ailleurs, tu rigoles : ça te rappelle l’unité nationale en 98, avec l’équipe de France de Foot, Championne du Monde ! Tu te souviens… Un ballon rond et un journal qui, tour à tour, font se redresser un Pays. La joie, la peine qui rassemblent. On en aura eu des émotions… Attention, je ne te dédouane pas, pour autant.
Depuis, 1970, on ne compte plus les pieds de nez, les marques d’irrespect, les coups de gueule salasses, les sarcasmes et autres insultes, bêtises, vérités pas toujours bonnes à dire, qui ont brillé ou flopé sur ta couverture. On ne compte plus le nombre de ceux que tu as bousculé, énervé, excité, allant jusqu’à faire éliminer les cadors de ta rédaction. D’autres ont d’ores et déjà repris le flambeau. Maintenant, arrêtes de croire que tu es intouchable. Ne joues pas les héros de papier, même de journal. D’accord, en quelques longues secondes, ils – les grognards de ta vieille garde – ont soudé tout un peuple, ont fait se regrouper l’ensemble de la classe politique – exploit ! – ont fait ou vont faire vendre un total de 5 000 000 d’exemplaires de ton n° 1178 – un bling-bling dans ton porte-monnaie (désolé, c’est aussi un fait) – vont relancer la coopération européenne, puis mondiale, dans la lutte contre le terrorisme, vont finir par faire croire à certains que tout le monde, il est beau, tout le monde, il est gentil. Non, Charlie, toi et beaucoup d’autres le savent. Dans quelques jours, le quotidien va reprendre ses droits – les dissensions ont commencé dans les collèges et lycées, en particulier – les points de vue vont s’affirmer, de nouveau s’affronter, chacun va reprendre ses positions, la cacophonie va se faire entendre. Faut pas rêver. Sauf que, tes 12 complices assassinés, les 4 blessés gravement, eux, nous ne sommes pas prêts de les oublier. Alors, on peut peut-être espérer, qu’au moment de dire un truc de travers, de faire un geste répréhensible, de libérer la violence, un flash vers eux arrêtera la bêtise, les maux, le malheur.
Charlie, toi tu es beau. Tu n’es pas toujours gentil. Tes gars, tes filles l’étaient, le sont, je n’en doute pas. Toi, par contre, tu peux être très con. Gentil con, oui. Simplement, fais attention à toi. Tu es maintenant bien placé pour le savoir : sur Terre, il y a de méchants cons : les « je fuis Charlie ».
Bernard Sautet
Janvier 2015